[tw : pensées sombres] A bien des égards, Joe Nomura n’a rien de bien dangereux. Au mieux, il donne l’impression d’un adulte coincé à l’âge ingrat de l’adolescence, celui où on regarde Fight Club avec un petit calepin pour noter les meilleures citations déprimantes en trouvant le concept merveilleux, et vraiment, si vous pensiez cela de Joe, vous n’auriez pas tout à fait tort. Impossible de ne pas le voir venir lorsqu’il marche dans la rue, tête baissée, planqué sous sa capuche et les mains dans les poches de son hoodie. Pourtant, il fut un temps où l’homme avait fait des progrès commensurables. Son mariage avec Billie l’avait amené à grandir un peu. La naissance de Juliet avait aussi contribué à ressortir l’adulte responsable en lui, l’amenant même à pousser la porte d’un cabinet de psychomagie, bien décidé à régler ses daddy issues pour ne pas reproduire sur sa fille les mêmes erreurs évidentes que ses parents avec lui. Et, mind you, ça avait très bien fonctionné pendant quelques temps. Même son divorce n’avait pas suffi à anéantir les efforts fournis par Joe qui avait fini par troquer la communication hasardeuse pour une alternative saine en apprenant le concept de PNL et de CNV – peu importe ce que veulent dire ces acronymes, et avec tout le monde sauf son ex – et le look d’adolescent attardé pour celui d’un père de famille.

Et soudain, en l’absence évidente des deux raisons qui l’avaient poussé à se prendre un peu en main, il avait replongé. La tête la première et sans prévenir, Nomura s’était enfoncé, à trente-sept ans, dans une spirale un peu infernale. Retour à la case départ, et pire encore, puisqu’il s’était impliqué dans de sombres histoires dans l’espoir d’exorciser sa douleur. Planifier la vengeance d’autrui pour oublier sa propre peine.

Il lui arrive parfois de se dire qu’il fait une terrible erreur, qu’il va le regretter. Dans ces cas-là, il file à son rendez-vous chez la psy, quand bien même il a loupé les trois précédents, et se trouve quelques excuses valables, en omettant au passage de mentionner les oubliés et les réunions où les plus hargneux d’entre eux réunissent des informations – peut-être dans le vent, peut-être pas, tout dépend – pour mieux comprendre l’ennemi.

Ce matin, d’ailleurs, caché sous sa capuche et les mains dans les poches de son hoodie, c’est précisément ce pourquoi il passe la porte de chez Nott, l’apothicaire de l’allée des embrumes. Depuis plusieurs mois, il sert d’informateur sous couverture ou du moins il aimerait. Tous les oubliés ne lui ont pas accordé leur confiance, et à raison : un cracmol au milieu des moldus, qui bosse pour le ministère de la magie en plus, qui leur dit qu’il n’est pas simplement infiltré dans l’autre sens ? Aussi, Joe multiplie les informations de valeur, et de temps en temps, pour prouver sa bonne foi, il emmène avec lui quelques échantillons de produits sorciers. Au début, ce n’étaient que de simples bêtises : un jouet qui appartenait à Juliet, une photo animée probablement prise par Billie à l’époque, un rapeltout, de la racine d’asphodèle, une beuglante. Puis, au fur et à mesure, des éléments un peu plus intéressants, avec de réelles propriétés : de la mandragore à fumer par exemple, dont il avait un peu abusé grâce à son amie Lucia à l’époque, des onguents, des livres. Depuis lors, Joe écume les boutiques à la recherche d’éléments nouveaux, et il apprécie tout particulièrement celle de Nott – la discrétion de ce dernier et sa propension à éviter de poser des questions lui plaît beaucoup.

Pourtant aujourd’hui, en faisant le tour de la boutique comme il le fait de temps en temps – pas trop souvent pour ne pas éveiller les soupçons -, un détail attire l’attention de Joe. Sur un présentoir, à peine dissimulés, des ingrédients mille fois lus dans les livres de potions obscurs qu’il a trouvés dans l’allée des embrumes. Rien qui vaille, si vous voulez son avis. A portée de main, du sang-dragon, du venin de serpent, du sang de licorne, entre autres. Oh, Joseph ne pourrait rien faire de tout cela même s’il le voulait, rapport à l’absence totale de magie dans son corps, mais il ne peut s’empêcher de s’arrêter un long moment, épris d’une fascination étrange. A plusieurs reprises, il tend la main vers les différents flacons. Une fois ou deux même, il en attrape un, le faisant tourner entre ses doigts, grisé par la panique, en n’oubliant pas de jeter un œil à peine discret derrière lui de temps en temps, puis le repose, conscient qu’il ne peut décemment se procurer de tels ingrédients sans éveiller les soupçons.

Pourtant, l’envie est là. A portée de main. Et ce serait si facile…